Bienvenue

Chers amis du monde entier,
Bienvenue sur mon Bloc Nat, un espace de découverte et de partage.
J'ai conçu ce blog comme un mille feuille de mes passions, à la fois musée et bibliothèque virtuels et vivants, que j'ai eu le plaisir de partager avec le public japonais lors de mes interventions à l'Institut Français du Japon à Tokyo pendant 5 ans.
Mon objectif ? Vous communiquer le désir et le plaisir d'apprendre et d'échanger ...au-delà des frontières.

Dear all,
Welcome on my Bloc Nat, a special space for shared discoveries.
I created this blog as a "mille feuille" of my passions, both virtual museum and library during my work at French Institute In Japan, Tokyo, during 5 years. My goal is to inform you of desire and love of learning... beyond borders. Enjoy with me !

Avril 2019 : changement de cap !
Je mets dorénavant toute mon énergie bénévole au service de l'Association Du Mont Brouilly au mont Fuji. Retrouvez mes conseils de lecture sur le site internet de l'association : www.brouilly-fuji.com

April 2019 : I change !
I now put all my volunteer energy into the association Du mont Brouilly au mont Fuji.
Find my reading tips on the website of the association : www.brouilly-fuji.com

See you !

A la découverte de Maupassant

A la découverte de Maupassant


Maupassant est l'un de mes auteurs préférés. Il a occupé quelques-unes de mes nombreuses heures de lecture pendant mes études de lettres, mais aussi plus tard, par pur plaisir. C'est sans doute pour cela que j'ai eu envie de faire découvrir son oeuvre à mes amies japonaises.


Impossible d'aborder sur ce blog l'ensemble de l'oeuvre de ce romancier qui a écrit plus de 300 nouvelles et des romans célèbres.

J'ai donc fait un choix pour mettre en valeur quelques nouvelles, en fonction de ma sensibilité et des thèmes chers à l'auteur, qui me touchent particulièrement.


 Le papa de Simon

Cette nouvelle aborde le thème de la filiation et de l'amour paternel, un thème qui m'est cher...

Midi finissait de sonner. La porte de l’école s’ouvrit, et les gamins se précipitèrent en se bousculant pour sortir plus vite. Mais au lieu de se disperser rapidement et de rentrer dîner, comme ils le faisaient chaque jour, ils s’arrêtèrent à quelques pas, se réunirent par groupes et se mirent à chuchoter.
C’est que, ce matin-là, Simon, le fils de la Blanchotte, était venu à la classe pour la première fois.
Tous avaient entendu parler de la Blanchotte dans leur famille ; et quoi qu’on lui fît bon accueil en public, les mères la traitaient entre elles avec une sorte de compassion un peu méprisante qui avait gagné les enfants sans qu’ils sussent du tout pourquoi.
Quant à Simon, ils ne le connaissaient pas, car il ne sortait jamais, et il ne galopinait point avec eux dans les rues du village ou sur les bords de la rivière. Aussi ne l’aimaient-ils guère ; et c’était avec une certaine joie, mêlée d’un étonnement considérable, qu’ils avaient accueilli et qu’ils s’étaient répété l’un à l’autre cette parole dite par un gars de 14 ou 15 ans qui paraissait en savoir long tant il clignait finement des yeux :
«  Vous savez … Simon… eh bien, il n’a pas de papa. »
Le fils de la Blanchotte parut à son tour sur le seuil de l’école.
Il avait 7 ou 8 ans. Il était un peu pâlot, très propre, avec l’air timide, presque gauche.
Il s’en retournait chez sa mère quand les groupes de ses camarades, chuchotant toujours et le regardant avec les yeux malins et cruels des enfants qui méditent un mauvais coup, l’entourèrent peu à peu et finirent par l’enfermer tout à fait. Il restait là, planté au milieu d’eux, surpris et embarrassé, sans comprendre ce qu’on allait lui faire. Mais le gars qui avait apporté la nouvelle, enorgueilli du succès obtenu déjà, lui demanda :
« Comment t’appelles-tu toi ? »
Il répondit : «  Simon.
-       Simon quoi ? » reprit l’autre.
L’enfant répéta tout confus : «  Simon. »
Le gars lui cria : « On s’appelle Simon quelque chose … c’est pas un nom, ça…Simon. »
Et lui, prêt à pleurer, répondit pour la troisième fois :
« Je m’appelle Simon. »
Les galopins se mirent à rire. Le gars triomphant éleva la voix : « Vous voyez bien qu’il n’a pas de papa. »
Un grand silence se fit. Les enfants étaient stupéfaits par cette chose extraordinaire, impossible, monstrueuse, -un garçon qui n’a pas de papa ;- ils le regardaient comme un phénomène, un être hors de la nature, et ils sentaient grandir en eux ce mépris, inexpliqué jusque-là, de leurs mères pour la Blanchotte.
Quant à Simon, il s’était appuyé contre un arbre pour ne pas tomber ; et il restait comme atterré par un désastre irréparable. Il cherchait à s’expliquer. Mais il ne pouvait rien trouver pour leur répondre, et démentir cette chose affreuse qu’il n’avait pas de papa. Enfin, livide, il leur cria à tout hasard : « Si, j’en ai un.
-       Où est-il ? » demanda le gars.
Simon se tut ; il ne savait pas. Les enfants riaient, très excités ; et ces fils des champs, plus proches des bêtes, éprouvaient ce besoin cruel qui pousse les poules d’une basse-cour à achever l’une d’entre elles aussitôt qu’elle est blessée. Simon avisa tout à coup un petit voisin, le fils d’une veuve, qu’il avait toujours vu, comme lui-même, tout seul avec sa mère.
« Et toi non plus, dit-il, tu n’as pas de papa.
-       Si, répondit l’autre, j’en ai un.
-       Où est-il ? riposta Simon.
-       Il est mort, déclara l’enfant avec une fierté superbe, il est au cimetière, mon papa. »
Un murmure d’approbation courut parmi les garnements, comme si ce fait d’avoir son père mort au cimetière eût grandi leur camarade pour écraser cet autre qui n’en avait point du tout.
Et ces polissons, dont les pères étaient, pour la plupart, méchants, ivrognes, voleurs et durs à leurs femmes, se bousculaient en se serrant de plus en plus, comme si eux, les légitimes, eussent voulu étouffer dans une pression celui qui était hors la loi.
L’un, tout à coup, qui se trouvait contre Simon, lui tira la langue d’un air narquois et lui cria :
« Pas de papa ! pas de papa ! »
Simon le saisit à deux mains aux cheveux et se mit à lui cribler les jambes de coups de pieds, pendant qu’il lui mordait la joue cruellement. Il se fit une bousculade énorme. Les deux combattants furent séparés, et Simon se trouva frappé, déchiré, meurtri, roulé par terre, au milieu du cercle des galopins qui applaudissaient. Comme il se relevait, en nettoyant machinalement avec sa main sa petite blouse toute sale de poussière, quelqu’un lui cria :
« Va le dire à ton papa. »
Alors il sentit dans son cœur un grand écroulement. Ils étaient plus forts que lui, ils l’avaient battu, et  il ne pouvait point leur répondre, car il sentait bien que c’était vrai qu’il n’avait pas de papa. Plein d’orgueil, il essaya pendant quelques secondes de lutter contre larmes qui l’étranglaient. Il eut une suffocation, puis, sans cris, il se mit à pleurer par grands sanglots qui le secouaient précipitamment.
Alors une joie féroce éclata chez ses ennemis, et naturellement, ainsi que les auvages dans leurs gaietés terribles, ils se prirent par la main et se mirent à danser en rond autour de lui, en répétant comme un refrain : « pas de papa ! pas de papa ! »
Mais Simon tout à coup cessa de sangloter. Une rage l’affola. Il y avait des pierres sous ses pieds ; il les ramassa et, de toutes ses forces, les lança contre ses bourreaux. Deux ou trois furent atteints et se sauvèrent en criant ; et il avait l’air tellement formidable qu’une panique eut lieu parmi les autres. Lâches, comme l’est toujours la foule devant un homme exaspéré, ils se débandèrent et s’enfuirent.
Resté seul, le petit enfant sans père se mit à courir vers les champs, car un souvenir lui était venu qui avait amené dans son esprit une grande résolution. Il voulait se noyer dans la rivière.
Il se rappelait en effet que, huit jours auparavant, un pauvre diable qui mendiait sa vie s’était jeté dans l’eau parce qu’il n’avait plus d’argent. Simon était là lorsqu’on le repêchait ; et le triste bonhomme, qui lui semblait ordinairement lamentable, malpropre et laid, l’avait alors frappé par son air tranquille, avec ses joues pâles, sa longue barbe mouillée et ses yeux ouverts, très calmes. On avait dit alentour : « Il est mort. » Quelqu’un avait ajouté : «  Il est bien heureux maintenant. » Et Simon voulait aussi se noyer, parce qu’il n’avait pas de père, comme ce misérable qui n’avait pas d’argent.
Il arriva tout près de l’eau et la regarda couler. Quelques poissons folâtraient, rapides, dans le courant clair, et, par moments, faisaient un petit bond et happaient des mouches voltigeant à la surface. Il cessa de pleurer pour les voir, car leur manège l’intéressait beaucoup. Mais, parfois, comme dans les accalmies d’une tempête passent tout à coup de grandes rafales de vent qui font craquer les arbres et se perdent à l’horizon, cette pensée lui revenait avec une douleur aigüe : « Je vais me noyer parce que je n’ai point de papa. »
Il faisait très chaud, très bon, le doux soleil chauffait l’herbe. L’eau brillait comme un miroir. Et Simon avait des minutes de béatitude, de cet alanguissement qui suit les larmes, où il venait de grandes envies de s’endormir là, sur l’herbe, dans la chaleur.
Une petite grenouille verte sauta sous ses pieds. Il essaya de la prendre. Elle lui échappa. Il la poursuivit et la manqua trois fois de suite. Enfin, il la saisit par l’extrémité de ses pattes de derrière et se mit à rire en voyant les efforts que faisait la bête pour s’échapper. Elle se ramassait sur ses grandes jambes, puis, d’une détente brusque, les allongeait subitement, raides comme deux barres ; tandis que, l’œil tout rond avec son cercle d’or, elle battait l’air de ses pattes de devant qui s’agitaient comme des mains. Cela lui rappela un joujou fait avec d’étroites planchettes de bois clouées en zigzag les unes sur les autres, qui, par un mouvement semblable, conduisaient l’exercice de petits soldats piqués dessus. Alors, il pensa à sa maison, puis à sa mère, et, pris d’une grande tristesse, il recommença à pleurer. Des frissons lui passaient dans les membres ; il se mit à genoux et récita sa prière comme avant de s’endormir. Mais il ne put l’achever, car des sanglots lui revinrent si pressés, si tumultueux, qu’ils l’envahirent tout entier. Il ne pensait plus ; il ne voyait plus rien autour de lui et il n’était occupé qu’à pleurer.
Soudain, une lourde main s ‘appuya sur son épaule et une grosse voix lui demanda : « Qu’est-ce qui te fait donc tant de chagrin, mon bonhomme ? »
Simon se retourna. Un grand ouvrier qui avait une barbe et des cheveux noirs tout frisés le regardait d’un air bon. Il répondit avec des larmes plein les yeux et plein la gorge :
« Ils m’ont battu …parce que…je…je…n’ai pas …de papa …pas de papa.
-       Comment, dit l’homme en souriant, mais tout le monde en a un ! »
L’enfant reprit péniblement au milieu des spasmes de son chagrin : « Moi…moi…je n’en ai pas. »
Alors l’ouvrier devint grave ; il avait reconnu le fils de la Blanchotte, et, quoique nouveau dans le pays, il savait vaguement son histoire.
« Allons, dit-il, console-toi, mon garçon, et viens-t-en avec moi chez ta maman. On t’en donnera…un papa. »
Ils se mirent en route, le grand tenant le petit par la main, et l’homme souriait de nouveau, car il n’était pas fâché de voir cette Blanchotte, qui était, contait-on, une des plus belles filles du pays ; et il se disait peut-être, au fond de sa pensée, qu’une jeunesse qui avait failli pouvait bien faillir encore.
Ils arrivèrent devant une petite maison blanche, très propre.
« C’est là », dit l’enfant, et il cria : « Maman ! »
Une femme se montra, et l’ouvrier cessa brusquement de sourire, car il comprit tout de suite qu’on ne badinait plus avec cette grande fille pâle qui restait sévère sur sa porte, comme pour défendre à un homme le seuil de cette maison où elle avait été trahie par un autre. Intimidé et sa casquette à la main, il balbutia :
«  Tenez, madame, je vous ramène votre petit garçon qui s’était perdu près de la rivière. »
Mais Simon sauta au cou de sa mère et lui dit en se remettant à pleurer :
« Non, maman, j’ai voulu me noyer, parce que les autres m’ont battu…m’ont battu …parce que je n’ai pas de papa. »
Une rougeur cuisante couvrit les joues de la jeune femme, et, meurtrie jusqu’au fond de sa chair, elle embrassa son enfant avec violence pendant que des larmes rapides lui coulaient sur la figure. L’homme ému restait là, ne sachant comment partir. Mais Simon soudain courut vers lui et dit :
«  Voulez-vous être mon papa ? »
Un grand silence se fit. La Blanchotte, muette et torturée de honte, s’appuyait contre le mur, les deux mains sur son cœur. L’enfant voyant qu’on ne lui répondait point, reprit :
«  Si vous ne voulez pas, je retournerai me noyer. »
L’ouvrier prit la chose en plaisanterie et répondit en riant :
« Mais oui, je veux bien.
-       Comment est-ce que tu t’appelles, demanda alors l’enfant, pour que je réponde aux autres quand ils voudront savoir ton nom ?
-       Philippe », répondit l’homme.
Simon se tut une seconde pour bien faire entrer ce nom-là dans sa tête, puis il tendit les bras, tout consolé, en disant :
« Eh bien ! Philippe, tu es mon papa. »
L’ouvrier, l’enlevant de terre, l’embrassa brusquement sur les deux joues, puis il s’enfuit très vite à grandes enjambées.
Quand l’enfant entra dans l’école, le lendemain, un rire méchant l’accueillit ; et à la sortie, lorsque le gars voulut recommencer, Simon lui jeta ses mots à la tête, comme il aurait fait d’une pierre : « Il s’appelle Philippe, mon papa. »
Des hurlements de joie jaillirent de tous les côtés :
«  Philippe qui ? … Philippe quoi ? … Qu’est-ce que c’est que ça Philippe ? Où l’as-tu pris ton Philippe ? »
Simon ne répondit rien ; et, inébranlable dans sa foi, il les défiait de l’oeil, prêt à se laisser martyriser plutôt que de fuir devant eux. Le maître d’école le délivra et il retourna chez sa mère.
Pendant trois mois, le grand ouvrier Philippe passa souvent près de la maison de la Blanchotte et, quelquefois, il s’enhardissait à lui parler lorsqu’il la voyait cousant auprès de sa fenêtre. Elle lui répondait poliment, toujours grave, sans rire jamais avec lui, et sans le laisser entrer chez elle. Cependant, un peu fat, comme tous les hommes, il s’imagina qu’elle était souvent plus rouge que de coutume lorsqu’elle causait avec lui.
Mais une réputation tombée est si pénible à refaire et demeure toujours si fragile, que, malgré la réserve ombrageuse de la Blanchotte, on jasait déjà dans le pays.
Quant à Simon, il aimait beaucoup son nouveau papa et se promenait avec lui presque tous les soirs, la journée finie. Il allait assidûment à l’école et passait au milieu de ses camarades, fort digne, sans leur répondre jamais.
Un jour, pourtant, le gars qui l’avait attaqué le premier lui dit :
« Tu as menti, tu n’as pas un papa qui s’appelle Philippe.
-       Pourquoi ça ? » demanda Simon très ému.
Le gars se frottait les mains. Il reprit :
« Parce que si tu en avais un, il serait le mari de ta maman. »
Simon se troubla devant la justesse de ce raisonnement, néanmoins il répondit : « C’est mon papa tout de même.
-       ça se peut bien, dit le gars en ricanant, mais ce n’est pas ton papa tout à fait. »
Le petit à la Blanchotte courba la tête et s’en alla rêveur du côté de la forge au père Loizon, où travaillait Philippe.
Cette forge était comme ensevelie sous les arbres. Il y faisait très sombre ; seule la lueur rouge d’un foyer formidable éclairait par grands reflets cinq forgerons aux bras nus qui frappaient sur leurs enclumes avec un terrible fracas. Ils se tenaient debout, enflammés comme des démons, les yeux fixés sur le fer ardent qu’ils torturaient ; et leur lourde pensée montait et retombait avec leurs marteaux.
Simon entra sans être vu, et alla tout doucement tirer son ami par la manche. Celui-ci se retourna. Soudain, le travail s’interrompit, et tous les hommes regardèrent, très attentifs.
Alors, au milieu de ce silence inaccoutumé, monta la petite voix frêle de Simon.
«  Dis donc, Philippe, le gars à la Michaude m’a conté tout à l’heure que tu n’étais pas mon papa tout à fait.
-       Pourquoi ça ? » demanda l’ouvrier.
L’enfant répondit avec toute sa naïveté :
« Parce que tu n’es pas le mari de maman. »
Personne ne rit. Philippe resta debout, appuyant son front sur le dos de ses grosses mains que supportait le manche de son marteau dressé sur l’enclume. Il rêvait. Ses quatre compagnons le regardaient et, tout petit entre ces géants, Simon, anxieux, attendait. Tout à coup, un des forgerons, répondant à la pensée de tous, dit à Philippe :
« C’est tout de même une bonne et brave fille que la Blanchotte, et vaillante et rangée malgré son malheur, et qui serait une digne femme pour un honnête homme.
-       ça, c’est vrai» , dirent les trois autres.
L’ouvrier continua :
«  Est-ce sa faute, à cette fille, si elle a failli ? On lui avait promis mariage, et j’en connais plus d’une qu’on respecte bien aujourd’hui et qui  en a fait tout autant.
-       ça, c’est vrai », répondirent en chœur les trois hommes.
Il reprit : « Ce qu’elle a peiné, la pauvre, pour élever son gars toute seule, et ce qu’elle a pleuré depuis qu’elle ne sort plus que pour aller à l’église, il n’y a que le bon Dieu qui le sait.
-       c’est encore vrai », dirent les autres.`
Alors on n’entendit plus que le soufflet qui activait le feu du foyer. Philippe, brusquement, se pencha vers Simon :
«  Va dire à ta maman que j’irai lui parler ce soir. »
Puis il poussa l’enfant dehors par les épaules.
Il revint à son travail et, d’un seul coup, les cinq marteaux retombèrent ensemble sur les enclumes. Ils battirent ainsi le fer jusqu’à la nuit, forts, puissants, joyeux comme des marteaux satisfaits. Mais, de même que le bourdon d’une cathédrale résonne dans les jours de fête au-dessus du tintement des autres cloches, ainsi le marteau de Philippe, dominant le fracas des autres, s’abattait de seconde en seconde avec un vacarme assourdissant. Et lui, l’œil allumé, forgeait passionnément, debout dans les étincelles.
Le ciel était plein d’étoile quand il vint frapper à la porte de la Blanchotte. Il avait sa blouse des dimanches, une chemise fraîche et la barbe faite. La jeune femme se montra sur le seuil et lui dit d’un air peiné : « C’est mal de venir ainsi la nuit tombée, monsieur Philippe. »
Il voulut répondre, balbutia et resta confus devant elle.
Elle reprit : « Vous comprenez bien pourtant qu’il ne faut plus que l’on parle de moi. »
Alors, lui, tout à coup :
« Qu’est-ce que ça fait, dit-il, si vous voulez être ma femme ! »
Aucune voix ne lui répondit, mais il crut dans l’ombre de la chambre le bruit d’un corps qui s’affaissait. Il entra bien vite et Simon, qui était couché dans son lit, distingua le son d’un baiser et quelques mots que sa mère murmurait bien bas. Puis, tout à coup, il se sentit enlevé dans les mains de son ami, et celui-ci, le tenant au bout de ses bras d’Hercule, lui cria :
« Tu leur diras, à tes camarades, que ton papa c’est Philippe Remy, le forgeron, et qu’il ira tirer les oreilles à tous ceux qui te feront du mal. »
Le lendemain, comme l’école était pleine et que la classe allait commencer, le petit Simon se leva, tout pâle et les lèvres tremblantes : « Mon papa, dit-il, d’une voix claire, c’est Philippe Remy, le forgeron, et il a promis qu’il tirerait les oreilles à tous ceux qui me feraient du mal. »
Cette fois, personne ne rit plus, car on le connaissait bien ce Philippe Remy, le forgeron, et c’était un papa celui-là, dont tout le monde eût été fier.


 La Parure


Je trouve cette nouvelle à la fois très cruelle et très juste... Pourquoi vouloir toujours plus ?


C’était une de ces jolies et charmantes filles, nées, comme par une erreur du destin, dans une famille d’employés. Elle n’avait pas de dot, pas d’espérances, aucun moyen d’être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué ; et elle se laissa marier avec un petit commis du ministère de l’Instruction publique.
Elle fut simple, ne pouvant être parée, mais malheureuse comme une déclassée ; car les femmes n’ont point de caste ni de race, leur beauté, leur grâce et leur charme leur servant de naissance et de famille. Leur finesse native, leur instinct d’élégance, leur souplesse d’esprit sont leur seule hiérarchie, et font des filles du peuple les égales des plus grandes dames.
Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes les délicatesses et tous les luxes. Élie souffrait de la pauvreté de son logement, de la misère des murs, de l’usure des sièges, de la laideur des étoffes. Toutes ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même pas aperçue, la torturaient et l’indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés et des rêves éperdus. Elle songeait aux antichambres muettes, capitonnées avec des tentures orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et aux deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils, assoupis par la chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soie ancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits salons coquets, parfumés, faits pour la causerie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus et recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l’attention.
Quand elle s’asseyait, pour dîner, devant la table ronde couverte d’une nappe de trois jours, en face de son mari qui découvrait la soupière en déclarant d’un air enchanté : “Ah ! le bon pot-au-feu ! je ne sais rien de meilleur que cela…” elle songeait aux dîners fins, aux argenteries reluisantes, aux tapisseries peuplant les murailles de personnages anciens et d’oiseaux étranges au milieu d’une forêt de féerie ; elle songeait aux plats exquis servis en des vaisselles merveilleuses, aux galanteries chuchotées et écoutées avec un sourire de sphinx, tout en mangeant la chair rose d’une truite ou des ailes de gélinotte.
Elle n’avait pas de toilettes, pas de bijoux, rien. Et elle n’aimait que cela ; elle se sentait faite pour cela. Elle eût tant désiré plaire, être enviée, être séduisante et recherchée.
Elle avait une amie riche, une camarade de couvent qu’elle ne voulait plus aller voir tant elle souffrait en revenant. Et elle pleurait pendant des jours entiers, de chagrin, de regret, de désespoir et de détresse.
Or un soir son mari rentra, l’air glorieux et tenant à la main une large enveloppe.
“Tiens, dit-il, voici quelque chose pour toi.”

Elle déchira vivement le papier et en tira une carte imprimée qui portait ces mots :
“Le ministre de l’Instruction publique et Mme Georges Ramponneau prient M. et Mme Loisel de leur faire l’honneur de venir passer la soirée à l’hôtel du ministère, le lundi 18 janvier”
Au lieu d’être ravie, comme l’espérait son mari, elle jeta avec dépit l’invitation sur la table, murmurant :
“Que veux-tu que je fasse de cela ?
— Mais, ma chérie, je pensais que tu serais contente. Tu ne sors jamais, et c’est une occasion, cela, une belle ! J’ai eu une peine infinie à l’obtenir Tout le monde en veut ; c’est très recherché et on n’en donne pas beaucoup aux employés. Tu verras là tout le monde officiel.”
Elle le regardait d’un œil irrité, et elle déclara avec impatience :
“Que veux-tu que je me mette sur le dos pour aller là ?”
Il n’y avait pas songé ; il balbutia :
“Mais la robe avec laquelle tu vas au théâtre. Elle me semble très bien, à moi… ”
Il se tut, stupéfait, éperdu, en voyant que sa femme pleurait.
Deux grosses larmes descendaient lentement des coins des yeux vers les coins de la bouche ; il bégaya :
“Qu’as-tu ? qu’as-tu ?”
Mais, par un effort violent, elle avait dompté sa peine et elle répondit d’une voix calme en essuyant ses joues humides :
“Rien. Seulement je n’ai pas de toilette et par conséquent je ne peux aller à cette fête. Donne ta carte à quelque collègue dont la femme sera mieux nippée que moi.”
Il était désolé. Il reprit :
“Voyons, Mathilde. Combien cela coûterait-il une toilette convenable, qui pourrait te servir encore en d’autres occasions, quelque chose de très simple ?”
Elle réfléchit quelques secondes, établissant ses comptes et songeant aussi à la somme qu’elle pouvait demander sans s’attirer un refus immédiat et une exclamation effarée du commis économe.
Enfin, elle répondit en hésitant :
“Je ne sais pas au juste, mais il me semble qu’avec quatre cents francs je pourrais arriver”


Il avait un peu pâli, car il réservait juste cette somme pour acheter un fusil et s’offrir des parties de chasse, l’été suivant, dans la plaine de Nanterre, avec quelques amis qui allaient tirer des alouettes, par là, le dimanche.
Il dit cependant :
“Soit. Je te donne quatre cents francs. Mais tâche d’avoir une belle robe.”
Le jour de la fête approchait, et Mme Loisel semblait triste, inquiète, anxieuse. Sa toilette était prête cependant. Son mari lui dit un soir :
“Qu’as-tu ? voyons, tu es toute drôle depuis trois jours.”
Et elle répondit :
“Cela m’ennuie de n’avoir pas un bijou, pas une pierre, rien à mettre sur moi. J’aurai l’air misère comme tout. J’aimerais presque mieux ne pas aller à cette soirée.”
Il reprit :
“Tu mettras des fleurs naturelles. C’est très chic en cette saison-ci. Pour dix francs tu auras deux ou trois roses magnifiques.”
Elle n’était point convaincue.
“Non… il n’y a rien de plus humiliant que d’avoir l’air pauvre au milieu de femmes riches.”
Mais son mari s’écria :
“Que tu es bête ! va trouver ton amie Mme Forestier et demande-lui de te prêter des bijoux. Tu es bien assez liée avec elle pour faire cela.”
Elle poussa un cri de joie.
“C’est vrai. Je n’y avais point pensé.”
Le lendemain, elle se rendit chez son amie et lui conta sa détresse.
Mme Forestier alla vers son armoire à glace, prit un large coffret, l’apporta, l’ouvrit, et dit à Mme Loisel :
“Choisis, ma chère.”
Elle vit d’abord des bracelets, puis un collier de perles, puis une croix vénitienne, or et pierreries, d’un admirable travail. Elle essayait les parures devant la glace, hésitait, ne pouvait se décider à les quitter à les rendre. Elle demandait toujours :
“Tu n’as plus rien d’autre ?
— Mais si. Cherche. Je ne sais pas ce qui peut te plaire.”
Tout à coup elle découvrit, dans une boîte de satin noir, une superbe rivière de diamants ; et son cœur se mit à battre d’un désir immodéré. Ses mains tremblaient en la prenant. Elle l’attacha autour de sa gorge, sur sa robe montante, et demeura en extase devant elle-même.
Puis, elle demanda, hésitante, pleine d’angoisse :
“Peux-tu me prêter cela, rien que cela ?
  Mais oui, certainement.”
Elle sauta au cou de son amie, l’embrassa avec emportement, puis s’enfuit avec son trésor.
Le jour de la fête arriva. Mme Loisel eut un succès. Elle était plus jolie que toutes, élégante, gracieuse, souriante et folle de joie. Tous les hommes la regardaient, demandaient son nom, cherchaient à être présentés. Tous les attachés du cabinet voulaient valser avec elle. Le ministre la remarqua.
Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée par le plaisir ne pensant plus à rien, dans le triomphe de sa beauté, dans la gloire de son succès, dans une sorte de nuage de bonheur fait de tous ces hommages, de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés, de cette victoire si complète et si douce au cœur des femmes.
Elle partit vers quatre heures du matin. Son mari, depuis minuit, dormait dans un petit salon désert avec trois autres messieurs dont les femmes s’amusaient beaucoup.
Il lui jeta sur les épaules les vêtements qu’il avait apportés pour la sortie, modestes vêtements de la vie ordinaire, dont la pauvreté jurait avec l’élégance de la toilette de bal. Elle le sentit et voulut s’enfuir pour ne pas être remarquée par les autres femmes qui s’enveloppaient de riches fourrures.
Loisel la retenait :
“Attends donc. Tu vas attraper froid dehors. Je vais appeler un fiacre.”
Mais elle ne l’écoutait point et descendait rapidement l’escalier Lorsqu’ils furent dans la rue, ils ne trouvèrent pas de voiture ; et ils se mirent à chercher criant après les cochers qu’ils voyaient passer de loin.
Ils descendaient vers la Seine, désespérés, grelottants. Enfin ils trouvèrent sur le quai un de ces vieux coupés noctambules qu’on ne voit dans Paris que la nuit venue, comme s’ils eussent été honteux de leur misère pendant le jour Il les ramena jusqu’à leur porte, rue des Martyrs, et ils remontèrent tristement chez eux. C’était fini, pour elle. Et il songeait, lui, qu’il lui faudrait être au ministère à dix heures.
Elle ôta les vêtements dont elle s’était enveloppé les épaules, devant la glace, afin de se voir encore une fois dans sa gloire.
Mais soudain elle poussa un cri. Elle n’avait plus sa rivière autour du cou !
Son mari, à moitié dévêtu déjà, demanda :
“Qu’est-ce que tu as ?”
Elle se tourna vers lui, affolée :
“J’ai… j’ai… je n’ai plus la rivière de Mme Forestier ”
Il se dressa, éperdu :
“Quoi !… comment !… Ce n’est pas possible !”
Et ils cherchèrent dans les plis de la robe, dans les plis du manteau, dans les poches, partout.
Ils ne la trouvèrent point.

Il demandait :
“Tu es sûre que tu l’avais encore en quittant le bal ?
— Oui, je l’ai touchée dans le vestibule du ministère.
— Mais, si tu l’avais perdue dans la rue, nous l’aurions entendue tomber Elle doit être dans le fiacre.
— Oui. C’est probable. As-tu pris le numéro ?
— Non. Et toi, tu ne l’as pas regardé ?
— Non.”
Ils se contemplaient atterrés. Enfin Loisel se rhabilla.
“Je vais, dit-il, refaire tout le trajet que nous avons fait à pied, pour voir si je ne la retrouverai pas.”
Et il sortit. Elle demeura en toilette de soirée, sans force pour se coucher abattue sur une chaise, sans feu, sans pensée.
Son mari rentra vers sept heures. Il n’avait rien trouvé.
Il se rendit à la préfecture de Police, aux journaux, pour faire promettre une récompense, aux compagnies de petites voitures, partout enfin où un soupçon d’espoir le poussait.
Elle attendit tout le jour dans le même état d’effarement devant cet affreux désastre.
Loisel revint le soir avec la figure creusée, pâlie ; il n’avait rien découvert.
“Il faut, dit-il, écrire à ton amie que tu as brisé la fermeture de sa rivière et que tu la fais réparer. Cela nous donnera le temps de nous retourner.”
Elle écrivit sous sa dictée.
Au bout d’une semaine, ils avaient perdu toute espérance.
Et Loisel, vieilli de cinq ans, déclara :
“Il faut aviser à remplacer ce bijou.”
Ils prirent, le lendemain, la boîte qui l’avait renfermé, et se rendirent chez le joaillier dont le nom se trouvait dedans.
Il consulta ses livres.
“Ce n’est pas moi, madame, qui ai vendu cette rivière ; j’ai dû seulement fournir l’écrin.”
Alors ils allèrent de bijoutier en bijoutier cherchant une parure pareille à l’autre, consultant leurs souvenirs, malades tous deux de chagrin et d’angoisse.
Ils trouvèrent, dans une boutique du Palais-Royal, un chapelet de diamants qui leur parut entièrement semblable à celui qu’ils cherchaient. Il valait quarante mille francs. On le leur laisserait à trente-six mille.
Ils prièrent donc le joaillier de ne pas le vendre avant trois jours. Et ils firent condition qu’on le reprendrait pour trente-quatre mille francs, si le premier était retrouvé avant la fin de février Loisel possédait dix-huit mille francs que lui avait laissés son père. Il emprunterait le reste.

Il emprunta, demandant mille francs à l’un, cinq cents à l’autre, cinq louis par-ci, trois louis par-là. Il fit des billets, prit des engagements ruineux, eut affaire aux usuriers, à toutes les races de prêteurs. Il compromit toute la fin de son existence, risqua sa signature sans savoir même s’il pourrait y faire honneur, et, épouvanté par les angoisses de l’avenir, par la noire misère qui allait s’abattre sur lui, par la perspective de toutes les privations physiques et de toutes les tortures morales, il alla chercher la rivière nouvelle, en déposant sur le comptoir du marchand trente-six mille francs.
Quand Mme Loisel reporta la parure à Mme Forestier celle-ci lui dit, d’un air froissé :
“ Tu aurais dû me la rendre plus tôt, car je pouvais en avoir besoin.”
Elle n’ouvrit pas l’écrin, ce que redoutait son amie.
Si elle s’était aperçue de la substitution, qu’aurait-elle pensé ? qu’aurait-elle dit ? Ne l’aurait-elle pas prise pour une voleuse ?
Mme Loisel connut la vie horrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d’ailleurs, tout d’un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable. Elle payerait. On renvoya la bonne ; on changea de logement ; on loua sous les toits une mansarde.
Elle connut les gros travaux du ménage, les odieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant ses ongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles. Elle savonna le linge sale, les chemises et les torchons, qu’elle faisait sécher sur une corde ; elle descendit à la rue, chaque matin, les ordures, et monta l’eau, s’arrêtant à chaque étage pour souffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez le fruitier chez l’épicier chez le boucher, le panier au bras, marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérable argent.
Il fallait chaque mois payer des billets, en renouveler d’autres, obtenir du temps.
Le mari travaillait, le soir à mettre au net les comptes d’un commerçant, et la nuit, souvent, il faisait de la copie à cinq sous la page.
Et cette vie dura dix ans.
Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout, avec le taux de l’usure, et l’accumulation des intérêts superposés.
Mme Loisel semblait vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres.
Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au bureau, elle s’asseyait auprès de la fenêtre, et elle songeait à cette soirée d’autrefois, à ce bal, où elle avait été si belle et si fêtée.
Que serait-il arrivé si elle n’avait point perdu cette parure ? Qui sait ? qui sait ? Comme la vie est singulière, changeante ! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver !
Or, un dimanche, comme elle était allée faire un tour aux Champs-Élysées pour se délasser des besognes de la semaine, elle aperçut tout à coup une femme qui promenait un enfant.
C’était Mme Forestier toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante.
Mme Loisel se sentit émue. Allait-elle lui parler ? Oui, certes.
Et maintenant qu’elle avait payé, elle lui dirait tout. Pourquoi pas ?
Elle s’approcha.
“Bonjour Jeanne.”
L’autre ne la reconnaissait point, s’étonnant d’être appelée ainsi familièrement par cette bourgeoise. Elle balbutia :
“Mais… madame !… Je ne sais… vous devez vous tromper
— Non. Je suis Mathilde Loisel.”
Son amie poussa un cri :
“Oh !… ma pauvre Mathilde, comme tu es changée !…
— Oui, j’ai eu des jours bien durs, depuis que je ne t’ai vue ; et bien des misères… et cela à cause de toi !…
— De moi… Comment ça ?
— Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m’as prêtée pour aller à la fête du ministère.
— Oui. Eh bien ?
— Eh bien, je l’ai perdue.
— Comment ! puisque tu me l’as rapportée.
— Je t’en ai rapporté une autre toute pareille. Et voilà dix ans que nous la payons. Tu comprends que ça n’a pas été aisé pour nous, qui n’avions rien… Enfin, c’est fini, et je suis rudement contente.”
Mme Forestier s’était arrêtée.
“Tu dis que tu as acheté une rivière de diamants pour remplacer la mienne ?
— Oui. Tu ne t’en étais pas aperçue, hein ? Elles étaient bien pareilles.”
Et elle souriait d’une joie orgueilleuse et naïve.
Mme Forestier fort émue, lui prit les deux mains.
“Oh ! Ma pauvre Mathilde ! Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs !… ”

Quelques photos de la Normandie de Maupassant

 ROUEN


LES FALAISES D'ETRETAT


Aux champs


Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d'une colline, proches d'une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets quinze mois environ ; les mariages et, ensuite les naissances, s'étaient produites à peu près simultanément dans l'une et l'autre maison.



Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas ; et les deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur tête, se mêlaient sans cesse ; et, quand il fallait en appeler un, les hommes souvent en criaient trois avant d'arriver au véritable.
La première des deux demeures, en venant de la station d'eaux de Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un garçon ; l'autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et trois garçons.
Tout cela vivait péniblement de soupe, de pomme de terre et de grand air. A sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des gardeurs d'oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par rang d'âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d'usage. Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On posait devant eux l'assiette creuse pleine de pain molli dans l'eau où avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons ; et toute la lignée mangeait jusqu'à plus faim. La mère empâtait elle-même le petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour tous, et le père, ce jour-là, s'attardait au repas en répétant : "Je m'y ferais bien tous les jours"

Par un après-midi du mois d'août, une légère voiture s'arrêta brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d'elle :
- Oh ! regarde, Henri, ce tas d'enfants ! Sont-ils jolis, comme ça, à grouiller dans la poussière.
L'homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une douleur et presque un reproche pour lui.
La jeune femme reprit :
- Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudrais en avoir un, celui-là, le tout petit.
Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux derniers, celui des Tuvache, et, l'enlevant dans ses bras, elle le baisa passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et pommadés de terre, sur ses menottes qu'il agitait pour se débarrasser des caresses ennuyeuses.
Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle revint la semaine suivante, s'assit elle-même par terre, prit le moutard dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les autres ; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait patiemment dans sa frêle voiture.
Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les jours, les poches pleines de friandises et de sous.
Elle s'appelait Mme Henri d'Hubières.
Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; et, sans s'arrêter aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la demeure des paysans.
Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ; ils se redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors la jeune femme, d'une voix entrecoupée, tremblante commença :
- Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien... je voudrais bien emmener avec moi votre... votre petit garçon...
Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.
Elle reprit haleine et continua.
- Nous n'avons pas d'enfants ; nous sommes seuls, mon mari et moi... Nous le garderions... voulez-vous ?
La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda :
- Vous voulez nous prend'e Charlot ? Ah ben non, pour sûr.
Alors M. d'Hubières intervint :
- Ma femme s'est mal expliquée. Nous voulons l'adopter, mais il reviendra vous voir. S'il tourne bien, comme tout porte à le croire, il sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il partagerait également avec eux. Mais s'il ne répondait pas à nos soins, nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a aussi pensé à vous, on vous servira jusqu'à votre mort, une rente de cent francs par mois. Avez-vous bien compris ?
La fermière s'était levée, toute furieuse.
- Vous voulez que j'vous vendions Charlot ? Ah ! mais non ; c'est pas des choses qu'on d'mande à une mère çà ! Ah ! mais non ! Ce serait abomination.
L'homme ne disait rien, grave et réfléchi ; mais il approuvait sa femme d'un mouvement continu de la tête.
Mme d'Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d'enfant dont tous les désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia :
- Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas !
Alors ils firent une dernière tentative.
- Mais, mes amis, songez à l'avenir de votre enfant, à son bonheur, à ...
La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole :
- C'est tout vu, c'est tout entendu, c'est tout réfléchi... Allez-vous-en, et pi, que j'vous revoie point par ici. C'est i permis d'vouloir prendre un éfant comme ça !
Alors Mme d'Hubières, en sortant, s'avisa qu'ils étaient deux tout petits, et elle demanda à travers ses larmes, avec une ténacité de femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre :
- Mais l'autre petit n'est pas à vous ?
Le père Tuvache répondit :
- Non, c'est aux voisins ; vous pouvez y aller si vous voulez.
Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa femme.
Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches de pain qu'ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué au couteau, dans une assiette entre eux deux.
M. d'Hubières recommença ses propositions, mais avec plus d'insinuations, de précautions oratoires, d'astuce.
Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus ; mais quand ils apprirent qu'ils auraient cent francs par mois, ils se considèrent, se consultant de l'oeil, très ébranlés.
Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin demanda :
- Qué qu't'en dis, l'homme ? Il prononça d'un ton sentencieux :
- J'dis qu'c'est point méprisable.
Alors Mme d'Hubières, qui tremblait d'angoisse, leur parla de l'avenir du petit, de son bonheur, et de tout l'argent qu'il pourrait leur donner plus tard.
Le paysan demanda :
- C'te rente de douze cents francs, ce s'ra promis d'vant l'notaire ?
M. d'Hubières répondit :
- Mais certainement, dès demain.
La fermière, qui méditait, reprit :
-                Cent francs par mois, c'est point suffisant pour nous priver du p'tit ; ça travaillera dans quéqu'z'ans ct'éfant ; i nous faut cent vingt francs.

Mme d'Hubières trépignant d'impatience, les accorda tout de suite ; et, comme elle voulait enlever l'enfant, elle donna cent francs en cadeau pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelé aussitôt, servirent de témoins complaisants.
Et le jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte un bibelot désiré d'un magasin.
Les Tuvache sur leur porte, le regardaient partir muets, sévères, regrettant peut-être leur refus.
On n'entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire ; et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les agonisait d'ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu'il fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c'était une horreur, une saleté, une corromperie.
Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui criant, comme s'il eût compris :
- J't'ai pas vendu, mé, j't'ai pas vendu, mon p'tiot. J'vends pas m's éfants, mé. J'sieus pas riche, mais vends pas m's éfants.
Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour des allusions grossières qui étaient vociférées devant la porte, de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par se croire supérieure à toute la contrée parce qu'elle n'avait pas venu Charlot. Et ceux qui parlaient d'elle disaient :
- J'sais ben que c'était engageant, c'est égal, elle s'a conduite comme une bonne mère.
On la citait ; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé dans cette idée qu'on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses camarades, parce qu'on ne l'avait pas vendu.
Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.
Leur fils aîné partit au service. Le second mourut ; Charlot resta seul à peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres soeurs cadettes qu'il avait.

Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture s'arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en cheveux blancs. La vieille dame lui dit :
- C'est là, mon enfant, à la seconde maison.
Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.
La vieille mère lavait ses tabliers ; le père, infirme, sommeillait près de l'âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit :
- Bonjour, papa ; bonjour maman.
Ils se dressèrent, effarés. La paysanne laissa tomber d'émoi son savon dans son eau et balbutia :
- C'est-i té, m'n éfant ? C'est-i té, m'n éfant ?
Il la prit dans ses bras et l'embrassa, en répétant : - "Bonjour, maman". Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu'il ne perdait jamais : "Te v'là-t'i revenu, Jean ?". Comme s'il l'avait vu un mois auparavant.
Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le maire, chez l'adjoint, chez le curé, chez l'instituteur.
Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.
Le soir, au souper il dit aux vieux :
- Faut-i qu'vous ayez été sots pour laisser prendre le p'tit aux Vallin !
Sa mère répondit obstinément :
- J'voulions point vendre not' éfant !
Le père ne disait rien.
Le fils reprit :
- C'est-i pas malheureux d'être sacrifié comme ça !
Alors le père Tuvache articula d'un ton coléreux :
- Vas-tu pas nous r'procher d' t'avoir gardé ?
Et le jeune homme, brutalement :
- Oui, j'vous le r'proche, que vous n'êtes que des niants. Des parents comme vous, ça fait l'malheur des éfants. Qu'vous mériteriez que j'vous quitte.
La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié :
- Tuez-vous donc pour élever d's éfants !
Alors le gars, rudement :
- J'aimerais mieux n'être point né que d'être c'que j'suis. Quand j'ai vu l'autre, tantôt, mon sang n'a fait qu'un tour. Je m'suis dit : "V'là c'que j'serais maintenant !".
Il se leva.
- Tenez, j'sens bien que je ferai mieux de n'pas rester ici, parce que j'vous le reprocherais du matin au soir, et que j'vous ferais une vie d'misère. Ca, voyez-vous, j'vous l'pardonnerai jamais !
Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.
Il reprit :
- Non, c't' idée-là, ce serait trop dur. J'aime mieux m'en aller chercher ma vie aut'part !
Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec l'enfant revenu.
Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria :
- Manants, va !
Et il disparut dans la nuit.



Les Contes de la Bécasse, 1883






Une partie de campagne

Cette nouvelle est restée célèbre en raison de l'adaptation cinématographique qu'en a faite Jean Renoir.
La scène du rossignol peut être vue comme la quintessence de l'émotion et de l'amour...


On avait projeté depuis cinq mois d’aller déjeuner aux environs de Paris, le jour de la fête de me Dufour, qui s’appelait Pétronille. Aussi, comme on avait attendu cette partie impatiemment, s’était-on levé de fort bonne heure ce matin-là.
M. Dufour, ayant emprunté la voiture du laitier, conduisait lui-même. La carriole, à deux roues, était fort propre ; elle avait un toit supporté par quatre montants de fer où s’attachaient des rideaux qu’on avait relevés pour voir le paysage. Celui de derrière, seul, flottait au vent, comme un drapeau. La femme, à côté de son époux, s’épanouissait dans une robe de soie cerise extraordinaire. Ensuite, sur deux chaises, se tenaient une vieille grand-mère et une jeune fille. On apercevait encore la chevelure jaune d’un garçon qui, faute de siège, s’était étendu tout au fond, et dont la tête seule apparaissait.
Après avoir suivi l’avenue des Champs-Élysées et franchi les fortifications à la porte Maillot, on s’était mis à regarder la contrée.
En arrivant au pont de Neuilly, M. Dufour avait dit : — « Voici la campagne enfin ! » et sa femme, à ce signal, s’était attendrie sur la nature.
Au rond-point de Courbevoie, une admiration les avait saisis devant l’éloignement des horizons. À droite, là-bas, c’était Argenteuil, dont le clocher se dressait ; au-dessus apparaissaient les buttes de Sannois et le Moulin d’Orgemont. À gauche, l’aqueduc de Marly se dessinait sur le ciel clair du matin, et l’on apercevait aussi, de loin, la terrasse de Saint-Germain ; tandis qu’en face, au bout d’une chaîne de collines, des terres remuées indiquaient le nouveau fort de Cormeilles. Tout au fond, dans un reculement formidable, par-dessus des plaines et des villages, on entrevoyait une sombre verdure de forêts.
Le soleil commençait à brûler les visages ; la poussière emplissait les yeux continuellement, et, des deux côtés de la route, se développait une campagne interminablement nue, sale et puante. On eût dit qu’une lèpre l’avait ravagée, qui rongeait jusqu’aux maisons, car des squelettes de bâtiments défoncés et abandonnés, ou bien des petites cabanes inachevées faute de paiement aux entrepreneurs, tendaient leurs quatre murs sans toit.
De loin en loin, poussaient dans le sol stérile de longues cheminées de fabriques, seule végétation de ces champs putrides où la brise du printemps promenait un parfum de pétrole et de schiste mêlé à une autre odeur moins agréable encore.
Enfin, on avait traversé la Seine une seconde fois, et, sur le pont, ç’avait été un ravissement. La rivière éclatait de lumière ; une buée s’en élevait, pompée par le soleil, et l’on éprouvait une quiétude douce, un rafraîchissement bienfaisant à respirer enfin un air plus pur qui n’avait point balayé la fumée noire des usines ou les miasmes des dépotoirs.
Un homme qui passait avait nommé le pays : Bezons.
La voiture s’arrêta, et M. Dufour se mit à lire l’enseigne engageante d’une gargote : « Restaurant Poulin, matelotes et fritures, cabinets de société, bosquets et balançoires. » — Eh bien, madame Dufour, cela te va-t-il ? Te décideras-tu à la fin ?
La femme lut à son tour : « Restaurant Poulin, matelotes et fritures, cabinets de société, bosquets et balançoires. » Puis elle regarda la maison longuement.
C’était une auberge de campagne, blanche, plantée au bord de la route. Elle montrait, par la porte ouverte, le zinc brillant du comptoir devant lequel se tenaient deux ouvriers endimanchés.
À la fin, me Dufour se décida : — « Oui, c’est bien, dit-elle ; et puis il y a de la vue. » — La voiture entra dans un vaste terrain planté de grands arbres qui s’étendait derrière l’auberge et qui n’était séparé de la Seine que par le chemin de halage.
Alors on descendit. Le mari sauta le premier, puis ouvrit les bras pour recevoir sa femme. Le marchepied, tenu par deux branches de fer, était très loin, de sorte que, pour l’atteindre, me Dufour dut laisser voir le bas d’une jambe dont la finesse primitive disparaissait à présent sous un envahissement de graisse tombant des cuisses.
M. Dufour, que la campagne émoustillait déjà, lui pinça vivement le mollet, puis, la prenant sous les bras, la déposa lourdement à terre, comme un énorme paquet.
Elle tapa avec la main sa robe de soie pour en faire tomber la poussière, puis regarda l’endroit où elle se trouvait.
C’était une femme de trente-six ans environ, forte en chair, épanouie et réjouissante à voir. Elle respirait avec peine, étranglée violemment par l’étreinte de son corset trop serré ; et la pression de cette machine rejetait jusque dans son double menton la masse fluctuante de sa poitrine surabondante.
La jeune fille ensuite, posant la main sur l’épaule de son père, sauta légèrement toute seule. Le garçon aux cheveux jaunes était descendu en mettant un pied sur la roue, et il aida M. Dufour à décharger la grand-mère.
Alors on détela le cheval, qui fut attaché à un arbre ; et la voiture tomba sur le nez, les deux brancards à terre. Les hommes, ayant retiré leurs redingotes, se lavèrent les mains dans un seau d’eau, puis rejoignirent leurs dames installées déjà sur les escarpolettes.
lle Dufour essayait de se balancer debout, toute seule, sans parvenir à se donner un élan suffisant. C’était une belle fille de dix-huit à vingt ans ; une de ces femmes dont la rencontre dans la rue vous fouette d’un désir subit, et vous laisse jusqu’à la nuit une inquiétude vague et un soulèvement des sens. Grande, mince de taille et large des hanches, elle avait la peau très brune, les yeux très grands, les cheveux très noirs. Sa robe dessinait nettement les plénitudes fermes de sa chair qu’accentuaient encore les efforts des reins qu’elle faisait pour s’enlever. Ses bras tendus tenaient les cordes au-dessus de sa tête, de sorte que sa poitrine se dressait, sans une secousse, à chaque impulsion qu’elle donnait. Son chapeau, emporté par un coup de vent, était tombé derrière elle ; et l’escarpolette peu à peu se lançait, montrant à chaque retour ses jambes fines jusqu’au genou, et jetant à la figure des deux hommes qui la regardaient en riant, l’air de ses jupes, plus capiteux que les vapeurs du vin.
Assise sur l’autre balançoire, me Dufour gémissait d’une façon monotone et continue : — « Cyprien, viens me pousser ; viens donc me pousser, Cyprien ! » — À la fin, il y alla et, ayant retroussé les manches de sa chemise, comme avant d’entreprendre un travail, il mit sa femme en mouvement avec une peine infinie.
Cramponnée aux cordes, elle tenait ses jambes droites, pour ne point rencontrer le sol, et elle jouissait d’être étourdie par le va-et-vient de la machine. Ses formes, secouées, tremblotaient continuellement comme de la gelée sur un plat. Mais, comme les élans grandissaient, elle fut prise de vertige et de peur. À chaque descente, elle poussait un cri perçant qui faisait accourir tous les gamins du pays ; et, là-bas, devant elle, au-dessus de la haie du jardin, elle apercevait vaguement une garniture de têtes polissonnes que des rires faisaient grimacer diversement.
Une servante étant venue, on commanda le déjeuner.
— « Une friture de Seine, un lapin sauté, une salade et du dessert », articula me Dufour, d’un air important. — « Vous apporterez deux litres et une bouteille de bordeaux », dit son mari. — « Nous dînerons sur l’herbe », ajouta la jeune fille.
La grand-mère, prise de tendresse à la vue du chat de la maison, le poursuivait depuis dix minutes en lui prodiguant inutilement les plus douces appellations. L’animal, intérieurement flatté sans doute de cette attention, se tenait toujours tout près de la main de la bonne femme, sans se laisser atteindre cependant, et faisait tranquillement le tour des arbres, contre lesquels il se frottait, la queue dressée, avec un petit ronron de plaisir.
— Tiens ! cria tout à coup le jeune homme aux cheveux jaunes qui furetait dans le terrain, en voilà des bateaux qui sont chouet ! — On alla voir. Sous un petit hangar en bois étaient suspendues deux superbes yoles de canotiers, fines et travaillées comme des meubles de luxe. Elles reposaient côte à côte, pareilles à deux grandes filles minces, en leur longueur étroite et reluisante, et donnaient envie de filer sur l’eau par les belles soirées douces ou les claires matinées d’été, de raser les berges fleuries où des arbres entiers trempent leurs branches dans l’eau, où tremblote l’éternel frisson des roseaux et d’où s’envolent, comme des éclairs bleus, de rapides martins-pêcheurs.
Toute la famille, avec respect, les contemplait. — « Oh ! ça oui, c’est chouet, » répéta gravement M. Dufour. Et il les détaillait en connaisseur. Il avait canoté, lui aussi, dans son jeune temps, disait-il ; voire même qu’avec ça dans la main — et il faisait le geste de tirer sur les avirons — il se fichait de tout le monde. Il avait rossé en course plus d’un Anglais, jadis, à Joinville ; et il plaisanta sur le mot « dames », dont on désigne les deux montants qui retiennent les avirons, disant que les canotiers, et pour cause, ne sortaient jamais sans leurs dames. Il s’échauffait en pérorant et proposait obstinément de parier qu’avec un bateau comme ça, il ferait six lieues à l’heure sans se presser.
— C’est prêt, — dit la servante qui apparut à l’entrée. On se précipita ; mais voilà qu’à la meilleure place, qu’en son esprit me Dufour avait choisie pour s’installer, deux jeunes gens déjeunaient déjà. C’étaient les propriétaires des yoles, sans doute, car ils portaient le costume des canotiers.
Ils étaient étendus sur des chaises, presque couchés. Ils avaient la face noircie par le soleil et la poitrine couverte seulement d’un mince maillot de coton blanc qui laissait passer leurs bras nus, robustes comme ceux des forgerons. C’étaient deux solides gaillards, posant beaucoup pour la vigueur, mais qui montraient en tous leurs mouvements cette grâce élastique des membres qu’on acquiert par l’exercice, si différente de la déformation qu’imprime à l’ouvrier l’effort pénible, toujours le même.
Ils échangèrent rapidement un sourire en voyant la mère, puis un regard en apercevant la fille. — « Donnons notre place, dit l’un, ça nous fera faire connaissance. » — L’autre aussitôt se leva et, tenant à la main sa toque mi-partie rouge et mi-partie noire, il offrit chevaleresquement de céder aux dames le seul endroit du jardin où ne tombât point le soleil. On accepta en se confondant en excuses ; et pour que ce fût plus champêtre, la famille s’installa sur l’herbe sans table ni sièges.
Les deux jeunes gens portèrent leur couvert quelques pas plus loin et se remirent à manger. Leurs bras nus, qu’ils montraient sans cesse, gênaient un peu la jeune fille. Elle affectait même de tourner la tête et de ne point les remarquer, tandis que me Dufour, plus hardie, sollicitée par une curiosité féminine qui était peut-être du désir, les regardait à tout moment, les comparant sans doute avec regret aux laideurs secrètes de son mari.
Elle s’était éboulée sur l’herbe, les jambes pliées à la façon des tailleurs, et elle se trémoussait continuellement, sous prétexte que des fourmis lui étaient entrées quelque part. M. Dufour, rendu maussade par la présence et l’amabilité des étrangers, cherchait une position commode qu’il ne trouva pas du reste, et le jeune homme aux cheveux jaunes mangeait silencieusement comme un ogre.
— Un bien beau temps, monsieur, dit la grosse dame à l’un des canotiers. Elle voulait être aimable à cause de la place qu’ils avaient cédée. — « Oui, madame, répondit-il ; venez-vous souvent à la campagne ? »
— Oh ! une fois ou deux par an seulement, pour prendre l’air ; et vous, monsieur ?
— J’y viens coucher tous les soirs.
— Ah ! ça doit être bien agréable ?
— Oui, certainement, madame.
Et il raconta sa vie de chaque jour, poétiquement, de façon à faire vibrer dans le cœur de ces bourgeois privés d’herbe et affamés de promenades aux champs cet amour bête de la nature qui les hante toute l’année derrière le comptoir de leur boutique.
La jeune fille, émue, leva les yeux et regarda le canotier. M. Dufour parla pour la première fois. — « Ça, c’est une vie, » dit-il. Il ajouta : — « Encore un peu de lapin, ma bonne. — Non, merci, mon ami. »
Elle se tourna de nouveau vers les jeunes gens, et montrant leurs bras : — « Vous n’avez jamais froid comme ça ? » dit-elle.
Ils se mirent à rire tous les deux, et ils épouvantèrent la famille par le récit de leurs fatigues prodigieuses, de leurs bains pris en sueur, de leurs courses dans le brouillard des nuits ; et ils tapèrent violemment sur leur poitrine pour montrer quel son ça rendait. — « Oh ! vous avez l’air solides, » dit le mari qui ne parlait plus du temps où il rossait les Anglais.
La jeune fille les examinait de côté maintenant ; et le garçon aux cheveux jaunes, ayant bu de travers, toussa éperdument, arrosant la robe en soie cerise de la patronne qui se fâcha et fit apporter de l’eau pour laver les taches.
Cependant, la température devenait terrible. Le fleuve étincelant semblait un foyer de chaleur, et les fumées du vin troublaient les têtes.
M. Dufour, que secouait un hoquet violent, avait déboutonné son gilet et le haut de son pantalon : tandis que sa femme, prise de suffocations, dégrafait sa robe peu à peu. L’apprenti balançait d’un air gai sa tignasse de lin et se versait à boire coup sur coup. La grand-mère, se sentant grise, se tenait fort raide et fort digne. Quant à la jeune fille, elle ne laissait rien paraître, son œil seul s’allumait vaguement, et sa peau très brune se colorait aux joues d’une teinte plus rose.
Le café les acheva. On parla de chanter et chacun dit son couplet, que les autres applaudirent avec frénésie. Puis on se leva difficilement, et, pendant que les deux femmes, étourdies, respiraient, les deux hommes, tout à fait pochards, faisaient de la gymnastique. Lourds, flasques, et la figure écarlate, ils se pendaient gauchement aux anneaux sans parvenir à s’élever ; et leurs chemises menaçaient continuellement d’évacuer leurs pantalons pour battre au vent comme des étendards.
Cependant les canotiers avaient mis leurs yoles à l’eau, et ils revenaient avec politesse proposer aux dames une promenade sur la rivière.
— Monsieur Dufour, veux-tu ? je t’en prie ! — cria sa femme. Il la regarda d’un air d’ivrogne, sans comprendre. Alors un canotier s’approcha, deux lignes de pêcheur à la main. L’espérance de prendre du goujon, cet idéal des boutiquiers, alluma les yeux mornes du bonhomme, qui permit tout ce qu’on voulut, et s’installa à l’ombre, sous le pont, les pieds ballants au-dessus du fleuve, à côté du jeune homme aux cheveux jaunes qui s’endormit auprès de lui.
Un des canotiers se dévoua : il prit la mère. — « Au petit bois de l’île aux Anglais ! » cria-t- il en s’éloignant.
L’autre yole s’en alla plus doucement. Le rameur regardait tellement sa compagne qu’il ne pensait plus à autre chose, et une émotion l’avait saisi qui paralysait sa vigueur.
La jeune fille, assise dans le fauteuil du barreur, se laissait aller à la douceur d’être sur l’eau. Elle se sentait prise d’un renoncement de pensées, d’une quiétude de ses membres, d’un abandonnement d’elle-même, comme envahie par une ivresse multiple. Elle était devenue fort rouge avec une respiration courte. Les étourdissements du vin, développés par la chaleur torrentielle qui ruisselait autour d’elle, faisaient saluer sur son passage tous les arbres de la berge. Un besoin vague de jouissance, une fermentation du sang parcouraient sa chair excitée par les ardeurs de ce jour ; et elle était aussi troublée dans ce tête-à-tête sur l’eau, au milieu de ce pays dépeuplé par l’incendie du ciel, avec ce jeune homme qui la trouvait belle, dont l’œil lui baisait la peau, et dont le désir était pénétrant comme le soleil.
Leur impuissance à parler augmentait leur émotion, et ils regardaient les environs. Alors, faisant un effort, il lui demanda son nom. — « Henriette, » dit-elle. — Tiens ! moi je m’appelle Henri, » reprit-il.
Le son de leur voix les avait calmés ; ils s’intéressèrent à la rive. L’autre yole s’était arrêtée et paraissait les attendre. Celui qui la montait cria : — « Nous vous rejoindrons dans le bois ; nous allons jusqu’à Robinson, parce que Madame a soif. » — Puis il se coucha sur les avirons et s’éloigna si rapidement qu’on cessa bientôt de le voir.
Cependant un grondement continu qu’on distinguait vaguement depuis quelque temps s’approchait très vite. La rivière elle-même semblait frémir comme si le bruit sourd montait de ses profondeurs.
— Qu’est-ce qu’on entend ? demanda-t-elle.
C’était la chute du barrage qui coupait le fleuve en deux à la pointe de l’île. Lui se perdait dans une explication, lorsque, à travers le fracas de la cascade, un chant d’oiseau qui semblait très lointain les frappa. — « Tiens, dit-il, les rossignols chantent dans le jour : c’est donc que les femelles couvent. »
Un rossignol ! Elle n’en avait jamais entendu, et l’idée d’en écouter un fit se lever dans son cœur la vision des poétiques tendresses. Un rossignol ! c’est-à-dire l’invisible témoin des rendez-vous d’amour qu’invoquait Juliette sur son balcon : cette musique du ciel accordée aux baisers des hommes ; cet éternel inspirateur de toutes les romances langoureuses qui ouvrent un idéal bleu aux pauvres petits cœurs des fillettes attendries !
Elle allait donc entendre un rossignol.
— Ne faisons pas de bruit, dit son compagnon, nous pourrons descendre dans le bois et nous asseoir tout près de lui.
La yole semblait glisser. Des arbres se montrèrent sur l’île, dont la berge était si basse que les yeux plongeaient dans l’épaisseur des fourrés. On s’arrêta ; le bateau fut attaché ; et, Henriette s’appuyant sur le bras de Henri, ils s’avancèrent entre les branches. — « Courbez-vous, » dit-il. Elle se courba, et ils pénétrèrent dans un inextricable fouillis de lianes, de feuilles et de roseaux, dans un asile introuvable qu’il fallait connaître et que le jeune homme appelait en riant « son cabinet particulier ».
Juste au-dessus de leur tête, perché dans un des arbres qui les abritaient, l’oiseau s’égosillait toujours. Il lançait des trilles et des roulades, puis filait de grands sons vibrants qui emplissaient l’air et semblaient se perdre à l’horizon, se déroulant le long du fleuve et s’envolant au-dessus des plaines, à travers le silence de feu qui appesantissait la campagne.
Ils ne parlaient pas de peur de le faire fuir. Ils étaient assis l’un près de l’autre, et, lentement, le bras de Henri fit le tour de la taille de Henriette et l’enserra d’une pression douce. Elle prit, sans colère, cette main audacieuse, et elle l’éloignait sans cesse à mesure qu’il la rapprochait n’éprouvant du reste aucun embarras de cette caresse, comme si c’eût été une chose toute naturelle qu’elle repoussait aussi naturellement.
Elle écoutait l’oiseau, perdue dans une extase. Elle avait des désirs infinis de bonheur, des tendresses brusques qui la traversaient, des révélations de poésies surhumaines, et un tel amollissement des nerfs et du cœur, qu’elle pleurait sans savoir pourquoi. Le jeune homme la serrait contre lui maintenant ; elle ne le repoussait plus, n’y pensant plus.
Le rossignol se tut soudain. Une voix éloignée cria : — « Henriette ! »
— Ne répondez point, dit-il tout bas, vous feriez envoler l’oiseau.
Elle ne songeait guère non plus à répondre.
Ils restèrent quelque temps ainsi. me Dufour était assise quelque part, car on entendait vaguement, de temps en temps, les petits cris de la grosse dame que lutinait sans doute l’autre canotier.
La jeune fille pleurait toujours, pénétrée de sensations très douces, la peau chaude et piquée partout de chatouillements inconnus. La tête de Henri était sur son épaule ; et, brusquement, il la baisa sur les lèvres. Elle eut une révolte furieuse et, pour l’éviter, se rejeta sur le dos. Mais il s’abattit sur elle, la couvrant de tout son corps. Il poursuivit longtemps cette bouche qui le fuyait, puis, la joignant, y attacha la sienne. Alors, affolée par un désir formidable, elle lui rendit son baiser en l’étreignant sur sa poitrine, et toute sa résistance tomba comme écrasée par un poids trop lourd.
Tout était calme aux environs. L’oiseau se mit à chanter. Il jeta d’abord trois notes pénétrantes qui semblaient un appel d’amour, puis, après un silence d’un moment, il commença d’une voix affaiblie des modulations très lentes.
Une brise molle glissa, soulevant un murmure de feuilles, et dans la profondeur des branches passaient deux soupirs ardents qui se mêlaient au chant du rossignol et au souffle léger du bois.
Une ivresse envahissait l’oiseau, et sa voix s’accélérant peu à peu comme un incendie qui s’allume ou une passion qui grandit, semblait accompagner sous l’arbre un crépitement de baisers. Puis le délire de son gosier se déchaînait éperdument. Il avait des pâmoisons prolongées sur un trait, de grands spasmes mélodieux.
Quelquefois il se reposait un peu, filant seulement deux ou trois sons légers qu’il terminait soudain par une note suraiguë. Ou bien il partait d’une course affolée, avec des jaillissements de gammes, des frémissements, des saccades, comme un chant d’amour furieux, suivi par des cris de triomphe.
Mais il se tut, écoutant sous lui un gémissement tellement profond qu’on l’eût pris pour l’adieu d’une âme. Le bruit s’en prolongea quelque temps et s’acheva dans un sanglot.
Ils étaient bien pâles, tous les deux, en quittant leur lit de verdure. Le ciel bleu leur paraissait obscurci ; l’ardent soleil était éteint pour leurs yeux ; ils s’apercevaient de la solitude et du silence. Ils marchaient rapidement l’un près de l’autre, sans se parler, sans se toucher, car ils semblaient devenus ennemis irréconciliables, comme si un dégoût se fût élevé entre leurs corps, une haine entre leurs esprits.
De temps à autre, Henriette criait : — « Maman ! »
Un tumulte se fit sous un buisson. Henri crut voir une jupe blanche qu’on rabattait vite sur un gros mollet ; et l’énorme dame apparut, un peu confuse et plus rouge encore, l’œil très brillant et la poitrine orageuse, trop près peut-être de son voisin. Celui-ci devait avoir vu des choses bien drôles, car sa figure était sillonnée de rires subits qui la traversaient malgré lui.
me Dufour prit son bras d’un air tendre, et l’on regagna les bateaux. Henri, qui marchait devant, toujours muet à côté de la jeune fille, crut distinguer tout à coup comme un gros baiser qu’on étouffait.
Enfin l’on revint à Bezons.
M. Dufour, dégrisé, s’impatientait. Le jeune homme aux cheveux jaunes mangeait un morceau avant de quitter l’auberge. La voiture était attelée dans la cour, et la grand-mère, déjà montée, se désolait parce qu’elle avait peur d’être prise par la nuit dans la plaine, les environs de Paris n’étant pas sûrs.
On se donna des poignées de main, et la famille Dufour s’en alla. — « Au revoir ! » criaient les canotiers. Un soupir et une larme leur répondirent.

Deux mois après, comme il passait rue des Martyrs, Henri lut sur une porte : Dufour, quincaillier. Il entra.
La grosse dame s’arrondissait au comptoir. On se reconnut aussitôt, et, après mille politesses, il demanda des nouvelles. — « Et Mlle Henriette, comment va-t-elle ?
— Très bien, merci, elle est mariée.
— Ah !… »
Une émotion l’étreignit ; il ajouta :
— Et… avec qui ?
— Mais avec le jeune homme qui nous accompagnait, vous savez bien ; c’est lui qui prend la suite.
— Oh ! parfaitement.
Il s’en allait fort triste, sans trop savoir pourquoi, me Dufour le rappela.
— Et votre ami ? dit-elle timidement.
— Mais il va bien.
— Faites-lui nos compliments, n’est-ce pas ; et quand il passera, dites-lui donc de venir nous voir… "
Elle rougit fort, puis ajouta : — « Ça me fera bien plaisir ; dites-lui. »
— Je n’y manquerai pas. Adieu !
— Non… à bientôt !

L’année suivante, un dimanche qu’il faisait très chaud, tous les détails de cette aventure, que Henri n’avait jamais oubliée, lui revinrent subitement, si nets et si désirables, qu’il retourna tout seul à leur chambre dans le bois.
Il fut stupéfait en entrant. Elle était là, assise sur l’herbe, l’air triste, tandis qu’à son côté, toujours en manches de chemise, son mari, le jeune homme aux cheveux jaunes, dormait consciencieusement comme une brute.
Elle devint si pâle en voyant Henri qu’il crut qu’elle allait défaillir. Puis ils se mirent à causer naturellement, de même que si rien ne se fût passé entre eux.
Mais comme il lui racontait qu’il aimait beaucoup cet endroit et qu’il y venait souvent se reposer, le dimanche, en songeant à bien des souvenirs, elle le regarda longuement dans les yeux.
— Moi, j’y pense tous les soirs, dit-elle.

— Allons, ma bonne, reprit en bâillant son mari, je crois qu’il est temps de nous en aller.




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